Chapitre 7 : The Baroudeur

Ben Healy a beaucoup de qualités. Mais il ne sait pas se servir de son oreillette. Lorsqu’il parle dans le micro, ne parviennent aux oreilles de ses équipiers que des borborygmes.

À environ 60 kilomètres de la fin de la sixième étape du Tour cette année, alors que je filais toujours le train à l’échappée du jour, sa radio m’a adressé une question semblait-il désespérée, urgente.

Après une pause et un coup d’oeil à l’arrière de la voiture à Cédric, le mécano, pour voir si lui avait compris quelque chose, j’ai pris la parole :

« Ben, peux-tu répéter ? » De nouveau un bruit de voix confus. « Peux-tu répéter ? »

Rien de plus enquiquinant pour un coureur que de devoir répéter à bout de souffle une phrase que l’on a déjà dite, alors que l’on donne tout ce qu’on peut au beau milieu d’une course. Je l’ai dit et je le répète : Ben est un formidable cycliste. Un gagneur en série et le héros de ce mois de juillet. Mais il ne sait pas s’exprimer de manière audible quand c’est vraiment le moment.

Pour pallier à ça, j’ai conduit en remontant l’échappée, tendu à Ben un bidon et l’opportunité de se faire entendre.

« Trouve-moi le bon endroit pour partir… Technique. »

C’était LA question que j’attendais. Celle que nous attendions tous. Il existe très peu de coureurs capables de te dire comme ça franco, trouve-moi le spot et j’en fait mon affaire. Mais dans ce cas précis, je n’ai eu aucun doute. Un vrai spécialiste de l’échappée, est un coureur à qui tu dois laisser toute la liberté nécessaire pour réussir. Ou pour échouer. »

Quand on est assis à ma place dans la voiture, il faut comprendre qu’un spécialiste des échappées se forge dans l’échec. Ce sont les derniers vrais artistes encore en lice dans ce milieu : tenaces, faillibles, menacés, exposés. En tant que héros tragi-comiques de ce sport, ils sont condamnés à courir après la victoire sans savoir clairement comment l’atteindre, en se cannibalisant eux-mêmes et en s’entre-déchirant au passage.

Réussir à gagner en prenant l’échappée signifie que vous avez été acculé par vos propres échecs et incapacités, et que vous avez miraculeusement trouvé un moyen de vous en sortir. Contrairement aux scénarios qui font appel à des compétences gagnantes dans le cyclisme, tels que les sprints, les ascensions, les contre-la-montre - voire même les sprints contre des adversaires moins nombreux - gagner sur une échappée exige bien plus que du talent.


Les watts par kilo, ou la puissance moyenne maximale sur une courte durée au train d’un lance-pierre de sept personnes, tous ces calculs mathématiques ici ne fonctionnent tout simplement pas. Car l’équation qui se présente à toi dans ce cas là est bien plus complexe. Elle évalue tes forces et tes faiblesses par rapport à celles de tes rivaux, au terrain, à la météo, à ta motivation, à la ruse et à l’habileté dont tu fais preuve.


Quand tu es derrière l’échappée avec des gars comme ça, tu n’as d’autre choix que de travailler avec eux.

Ces coureurs veulent des conseils, certes, mais pas qu’on leur donne des instructions. Ils naviguent à vue dans le noir, en cherchant une issue pour sortir. Et à un moment, ils y parviennent. Ton job, c’est de ne pas bloquer cette sortie.

En 2025, remporter une étape de Grand Tour en menant une échappée est devenu quasiment impossible. Et y parvenir sans être un grimpeur d’élite sorti du classement général ou un sprinter sans équipe, réduit encore davantage les chances d’y parvenir. Pour sortir victorieux à plusieurs reprises de ces scénarios complexes, il faut autre chose : la niaque, le désespoir, le courage, le talent... et peut-être aussi tout simplement ne pas avoir d’autre choix.

Ben Healy a bien sûr tout ça à la fois. À maintes reprises, Ben a trouvé un moyen d’y aller. Il est ainsi l’un des rares coureurs du peloton actuel à être un véritable spécialiste de l’échappée. Un coureur qui grimpe bien, mais qui ne battra pas les meilleurs s’il attend. Qui est bon en contre-la-montre, mais pas assez pour menacer les prétendants au classement général. Et qui, malgré tous ses efforts (désolé Ben), est incapable de sprinter.

Oui c’est vrai, la chance peut parfois y être pour quelque chose. Une fois. Deux fois peut-être. Mais pour parvenir à se retrouver dans une position favorable en se détachant à maintes reprises comme le fait Ben, il faut bien plus que cela. En avril, lors de la cinquième étape du Tour du Pays basque, il avait réussi un coup de maître.

Ce n’est ni poétique ni cool. Bien moins qu’une nuit de folie en ville. Ça s’apparente davantage à une soirée passée à scroller sur Reddit, à lire des pages de forums sur la friction. Il faut une précision impitoyable et une volonté farouche pour parvenir à tout mettre en place et gagner dans ces positions. Dans ce monde de fous, chaque gramme compte. Et la résistance, la turbulence, la topographie du terrain et les conditions météo sont examinées, disséquées, jusqu’à ce que la somme de toutes ces parties puisse former un tout.

Ces types courent derrière tout ce qui semble défier la logique : Si tu te retrouves seul vent de face et que tu t’engages, cela peut s’avérer plus facile pour un cycliste solo que pour le groupe juste derrière, où les coureurs sautent des relais en raison du vent. Si tu pars vraiment loin de l’arrivée, les autres vont penser qu’ils vont avoir le temps de te rattraper. Mais très vite l’écart peut devenir impossible à combler : et plus il semble grand, plus ça peut faciliter les choses. D’un autre côté, parfois le simple fait d’être là fait que tu sembles bien plus éloigné en réalité que ne le pense le reste du groupe. Si tu te retrouves seul dans le groupe, c’est peut-être la bonne occasion. Car la complexité des ambitions de chacun et des relations entre coéquipiers rend souvent inapplicables les tactiques théoriques.

Voilà ce que recherche le spécialiste de l’échappée. Ou ce qu’il sent tout simplement. Je ne peux pas affirmer avec certitude que Ben savait ou qu’il a eu le temps de prendre conscience de toutes ces choses. Mais lors de la sixième étape du Tour de France cette année, j’ai eu le sentiment qu’il était parfaitement lucide. Et depuis ma position privilégiée, j’ai observé comment tout s’est soudainement plié à la volonté du spécialiste de l’échappée. C’était exceptionnel.

La dernière cruauté d’une victoire obtenue de cette manière, c’est qu’il ne s’agit pas d’une formule que l’on peut reproduire. La sixième étape du Tour était exceptionnelle. C’était magique. Mais on ne pourra pas gagner à nouveau une étape de cette manière.

On ne se retrouvera plus jamais dans la même situation, avec les mêmes coureurs, au même moment. Mais ces mêmes anomalies, qui ont permis de développer un sens aigu de la victoire, sont toujours présentes. Seulement maintenant, les rivaux sont plus avisés, devenus plus durs à battre. Ils nous attendent au tournant.


À l’inverse, le spécialiste de l’échappée est condamné à chercher à se réinventer, à se dépasser, à s’adapter, dans sa quête ultime de la victoire, tout en surmontant des obstacles quasi insurmontables.

Durant le Giro 2023, Ben a personnalisé notre combinaison Pro Team TT Aero Suit en découpant le haut des poches à dossard afin de s’en servir pour transporter davantage de nutrition. Son instinct novateur a stimulé le développement de notre Pro Team Breakaway Suit, et c’est avec lui que nous avons conçu cette tenue efficace et performante, faite pour les courses cyclistes offensives. 

Disponible en avant-première et en quantité limitée pour les membres du RCC.