Le premier Roi de la montagne

Depuis des temps immémoriaux, folklore et fables légendaires nous aident à donner un sens à notre monde. De nos jours, nos légendes ne sont plus issues du mysticisme ou des mythes, mais du monde du sport. Et le cyclisme compte de nombreuses légendes. Célèbres ou controversés, nombreux sont ceux qui se sont fait un nom dans les montagnes. Et rares sont ces montagnes qui peuvent rivaliser en termes d'échelle ou de réputation avec les Dolomites italiennes.

Le Giro d’Italia a fait son premier passage dans les Dolomites en 1937 – presque trente ans après sa toute première édition en 1909. Les deux sont désormais indissociables, cette partie des Alpes italiennes servant de toile de fond à certaines des étapes les plus exigeantes de l’histoire de la course. Il suffit de prononcer les mots Gavia, Stelvio, Folzarego ou Giau, pour que tout amateur de cyclisme revive instantanément des scènes héroïques de détermination inébranlable jouées par les coureurs sur ces routes exceptionnelles.

Lors de cette première visite ici en 1937, le classement de la montagne était encore relativement nouveau dans le Giro. Et tandis que la course serpentait entre le Passo Rolle et le Passo di Costalunga, Gino Bartali allait sécuriser sa seconde Maglia Rosa en remportant les deux étapes. Bartali devint par la suite le roi des montagnes le plus titré de l’histoire du Giro. 

Le Giro a peut-être couronné ici son premier véritable roi de la montagne, mais les Dolomites et l’aura dont elles bénéficient remontent bien plus loin que l’histoire écrite. Il y a environ 65 millions d’années, les plaques tectoniques africaine et européenne ont commencé à entrer en collision, propulsant vers le ciel des fonds marins fossilisés. Les roches se sont plissées, fracturées, et grâce à des millions d’années d’érosion par le vent, la pluie et la glace, le paysage des Dolomites s’est lentement sculpté pour former les crêtes et les vallées escarpées que nous voyons aujourd’hui. 

Les routes qui serpentent à travers elles sont peut-être le principal attrait de la région, mais il existe une autre attraction quotidienne qui fait honneur à son histoire d’origine. Il s’agit d’un phénomène lumineux appelé « Enrosadira », dont l’origine remonte à une autre légende, celle du premier roi de la montagne.

Enrosadira se traduit par « virer au rose » en ancienne langue ladine des Dolomites' et, comme beaucoup de traditions ladines, ce conte s’est transmis oralement pendant des siècles. Selon la légende, les rochers teintés de rose qui resplendissent chaque matin et chaque soir sont le résultat d’un sortilège qui a mal tourné. On raconte que cette région était autrefois recouverte de roses rouges, cachant les trésors enchantés du roi Laurin. Mais le roi fut trahi par ses magnifiques jardins, dont les fleurs aux teintes roses éclatantes attirèrent ses ennemis, qui finirent par le capturer et l’emprisonner. 

Furieux, le roi jeta un sort qui transforma ces jardins en pierre, faisant ainsi disparaître les roses pendant la journée et durant la nuit. Mais le roi Laurin oublia l’aube et le crépuscule. Aujourd’hui, ce sont précisément à ces moments de la journée que les sommets s’embrasent d’une flamme rose – une légende qui prend vie chaque jour.

En 1968, l’idylle entre le Giro et les Dolomites était déjà bien établie, et la région était devenue un rendez-vous incontournable – et décisif – de la course. Cette édition vit la deuxième participation d’Eddy Merckx qui, à 22 ans seulement, n’avait pas encore acquis la renommée qui perdure aujourd’hui. Mais comme pour toutes les grandes légendes, son destin était loin d’être scellé. 

La 12e étape couvrait 213 kilomètres très difficiles en montagne avec un finish au sommet des Tre Cime di Lavaredo. La course pris le départ de Gorizia sous une pluie battante qui rapidement se transforma en neige. Ralenti par un problème mécanique et un changement de vélo, Merckx s’est vite retrouvé à devoir poursuivre un groupe d’échappés comprenant les leaders de la course et comptant désormais plus de 9 minutes d’avance. Sans se laisser décourager, le jeune cycliste livra bataille avec acharnement, affrontant la mauvaise météo en maillot manches courtes. Après avoir rattrapé et dépassé les favoris du classement général, Merckx franchit seul la ligne d’arrivée au Rifugio Auronzo, au sommet des Tre Cime di Lavaredo, remportant ainsi la Maglia Rosa qu’il conservera jusqu’à Naples. 

Ce jour-là, Merckx n’a pas seulement remporté la course. Il s’est fait un nom et acquit une nouvelle réputation de coureur hors du commun. Cette performance a laissé le monde du cyclisme pantois, et même si sa carrière n’en était qu’à ses débuts, beaucoup ont compris que s’ouvrait une nouvelle ère. Une légende en devenir. La Gazzetta écrivit : « Ce ne fut pas une course. Ce fut une pénitence. Et Merckx l’a traversée comme un dieu parmi les fantômes. »

Les pentes de ces grands sommets ont été immortalisées à la fois par des exploits sportifs inoubliables et par des merveilles architecturales naturelles intemporelles. Que ce soit dans les mythes de la lumière ou les récits de prouesses cyclistes, cette arène montagneuse sera toujours imprégnée de légendes. Et tout comme le coucher de soleil rose est éternel, ces routes continueront à offrir aux cyclistes un cadre propice à l’écriture de nouvelles légendes pendant encore longtemps.

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